Un Château en Gévaudan Tome 6
Extraits
‘Dans le sillage de l’Aigle’ 

     En ce petit matin du 23 juin 1812, l’Empereur, enfin parvenu près du Niémen qu’il comptait faire franchir à ses troupes dès que le général Eblé et ses pontonniers auraient construit les trois ponts prévus à cet effet, avait décidé d’en inspecter les rives. Toujours en toute discrétion, bien entendu, puisque la stratégie de son plan d’attaque se fondait d’abord sur l’effet de surprise.
    Alors, jusqu’au dernier moment – c’est-à-dire jusqu’à ce que la Grande Armée eût franchi le Niémen et commencé d’envahir la Russie – l’ennemi ne devait se douter de rien, et ne voir galoper le long de la berge occidentale du fleuve que les habituels gardes-frontière polonais.
     C’est pourquoi, ce matin-là, Napoléon avait revêtu une redingote polonaise et coiffé un bonnet de soie noire. Puis, il avait enfourché son cheval Gonzalon. Et il était parti, à bonne allure, suivi de son escorte d’habituels hauts gradés dont il se sentait proche, mais aussi de Montalcy qu’il avait invité à les suivre au cas où il aurait besoin d’un interprète.
    Soudain, Gonzalon, surpris par un lièvre qui lui déboula sans prévenir entre les jambes, fit un brusque écart et éjecta sans ménagement son impérial cavalier, lequel tomba lourdement sur le sol, heureusement plutôt meuble en cet endroit.
    Aussitôt, les hommes de sa suite se précipitèrent à son secours. Mais, par bonheur, l’Empereur s’était relevé seul et se trouvait déjà debout lorsque ses ‘sauveteurs’ arrivèrent à sa hauteur
En soi, l’incident s’avérait d’une consternante banalité. Mais il n’en allait assurément pas de même – loin s’en fallait – quant à sa portée symbolique !
Du reste, il suffisait d’observer les visages fermés et graves de ces hommes aux titres prestigieux – Empereur, maréchaux, généraux, aides de camp, Grand Ecuyer, secrétaire particulier de Sa Majesté – pour s’en convaincre.
Eux qui, d’ordinaire, ne juraient que par la raison rationnelle et raisonnante, redouteraient-ils d’entrevoir dans cette chute quelque inquiétant signe prémonitoire ?
Allons donc ! A d’autres !
    Depuis quand un lièvre, tout émoustillé de mâles ardeurs matinales, courant – comme un lièvre… évidemment ! – après une hase en chaleur coquinement entraperçue depuis son terrier, eût-il le moindre pouvoir de divination ou la moindre influence sur l’issue des événements en cours ? Qui, parmi les personnes intelligentes et normalement constituées eût pu ajouter foi à une telle ineptie ? Et pourtant ! … Et pourtant ! … L’éloquent mutisme de tous ces haut-gradés et leurs faciès inquiets trahissaient le fond de leurs sombres pensées et parlaient pour eux !
    Ainsi donc, force était de constater que la lecture assidue des multiples œuvres philosophiques dont ils s’étaient tous abondamment gavés, imprégnés et repus depuis tant d’années n’avait pas réussi à les libérer des superstitions païennes les plus archaïques, mais aussi, finalement, les mieux ancrées dans l’inconscient collectif et individuel de l’être humain !
    Sur le moment, l’Empereur n’ouvrit pas la bouche. Et les hommes de sa suite en firent autant. Nul d’entre eux n’eût voulu prendre le risque de se ridiculiser en étalant au grand jour le fond de ses lugubres pressentiments et de ses craintes irrationnelles !