Soleà
EXTRAITS SOLEA 2 (12)
Do#
SCARBO JAZZ ¤
(À FRANCESCO TRISTANO)
Scarbo a contaminé Aloysius Bertrand. Gaspard de la nuit ! Ravel a succombé à son tour en lui rendant hommage… Ondine, le Gibet …et Scarbo.
Scarbo est infernal, c’est son essence. Sa nature le pousse à hanter des demeures, la nuit, sans distinction de lieu, d’époque.
Après une nuit de sabbat, il s’est échappé un beau matin, des mots et des notes qui l’avaient si bien décrit. Il lui faut une diablerie nouvelle, l’exaltation inattendue, là où on ne l’attend pas. Il a repéré ses victimes, mais sont-ce des victimes ou des hôtes capables de le transformer ?
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Scarbo délivre Ondine de son domaine aquatique. Ondine s’étire, examine d’un œil fiévreux son corps et se rassure de le voir toujours aussi désirable. Elle chasse d’une ondulation des reins les gouttes qui scintillent sur sa peau et le suit en souriant.
Scarbo décroche ensuite le pendu de son gibet, lui fait gober une mandragore qui poussait sous sa carcasse, abreuvée il y a longtemps par son sperme. La chair parcheminée se gonfle, se lisse, retrouve une souplesse perdue, les yeux bourgeonnent du fond des orbites et brillent bientôt d’un éclat inquiétant.
Ils filent, tous trois, compagnons d’harmonie, Scarbo, la belle Ondine, le Pendu sans nom avec les 153 si bémol obsessionnels d’un lointain clocher.
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Elle ouvre un instant les yeux, surprise, hoquette une note sublime et sent en elle un souffle du dehors qui l’envahit… Une voix inconnue la met en garde. Mais reconnaît-elle Aloysius Bertrand ? » Que de fois je l’ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d’une sorcière… »* * Extrait de Gaspard de la nuit. Aloysus Bertrand.
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Qui habite à présent la prose d’Aloysius et les portées de Ravel ?
Scarbo marche au hasard, égaré dans la nuit qui n’existe plus. Ondine et Jehan Lespérance ont disparu.
Ravel est heureux : beau domaine que le jazz !
SCARBO JAZZ
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RÉ
CADENCE INFERNALE
( À WILHEM LATCHOUMIA )
La salle de concert est comble, comme tous les soirs où s’affiche au programme le 2ème Concerto pour piano et orchestre Op 25 de Karl Rolendorf.
Ce concerto, contesté par les orthodoxes du classicisme pur et dur, draine toujours un vaste public heureux de se laisser emporter par une œuvre déroutante qui procure à chaque exécution de nouvelles sensations, des sonorités étranges évocatrices de paysages inconnus peuplés de chants d’oiseaux, d’animaux superbes, d’hommes et de femmes sublimes.
Le concerto de Rolendorf propose à chaque mouvement des cadences virtuoses,. Une cadence ratée tue pour un soir le Concerto.
De ce nulle part où il s’en est allé, Karl Rolendorf doit tirer les ficelles du phénomène.
c’est l’instant où il va falloir s’échapper par surprise et se lancer dans sa propre improvisation. Juste à la fin de ces triolets, marquer un silence… attaquer à contre-temps, enchaîner en syncopes et voler de ses propres ailes sur les portées de Rolendorf.
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Mi b
LE TESTAMENT DE W…
Il pleut sur Vienne. Les coupoles dorées, les toits verts, gris, grenat, reflètent un ciel de cafard. Le Danube déprimé rampe vers nulle part. L’indifférence règne sur la ville.. Lux aeternam.
Dans les faubourgs envahis par une grisaille déjà anthracite, trois silhouettes courbées pour mieux se protéger des cataractes escortent un tombereau transformé en corbillard. Un chien les précède, tête et queue basses, accablé par un chagrin d’animal ; les trois hommes marchent résignés vers le terme du voyage. Ainsi s’en va un oublié, après tant de sonorités joyeuses prodiguées sous les ors des palais.
Les deux suiveurs et le chien se sont séparés. Nul ne sait ce qu’ils sont devenus.
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L’écriture est identique et le F.A lui crève les yeux, un F.A répété plusieurs fois d’une écriture rageuse. Il traduit le texte mot à mot : “Modulation ! il ne peut en être autrement, la musique n’est qu’une autre écriture de la vérité. Modulation…. si je pouvais la lancer dans l’univers, au delà des étoiles ! Je le fais quand l’orchestre, le soliste, la voix, les duos, les chœurs rayonnent vers le public ; dans ces cerveaux invisibles, il y a une porte vers les étoiles, vers l’éthernité. un jour on comprendra ce que je veux dire par “modulation”, une définition qui va au delà des enseignements actuels du solfège.
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La machine finit par crachouiller une sorte de mélodie qui peu à peu se précise, chaque séquence du découpage temporel de K626 affine le message sonore et bientôt la Bagatelle K626 envahit la salle de veille. Ouol tressaille, des images inconnues surgissent peu à peu et prennent une teinte de souvenir perdu. L’eau, la terre, des grincements, un chien,.. une grande détresse, Où ? Quand ?
— Qu’est-ce que tu as Ouol ? demande un collègue intrigué.
— Rien, je ne sais pas : cette musique me rappelle quelque chose.
La Bagatelle qui depuis des années erre dans le Cosmos sans oreille pour transcrire ses modulations fait naître chez ces êtres une attention que W appelait émotion.
Ailleurs dans l’univers. Marc, septième descendant d’Arnold qui vaque à de vagues besognes est traversé par une pensée saugrenue. Arnold, l’aïeul oublié se rappelle brusquement à lui. Marc l’imagine, dieu sait pourquoi, poussant un cri de triomphe.
Quelque part dans la constellation du chien, une plainte se change en jappement de plaisir.
Le testament de W…
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FA #
Transmutation
La chose m’a saisi un certain matin, un malaise, bientôt changé en inquiétude, malgré cette sonate à la radio qui m’avait doucement sorti du sommeil.
Le train m’attendait au cœur de la ville, le soir même, sur un quai d’où l’agitation des fins de journées s’était retirée,
Mes cordes graves se sont tendues au delà du cadre, leur enroulement de cuivre se lisse, se fibre, devient nacré comme un tendon. Autrefois la quatrième ballade de Chopin m’était un éblouissement ; Elle la joue en cet instant et c’est moi, à présent, qui fait monter dans la salle obscure cette émotion qui anéantit toute analyse. Le plaisir absolu. Dans quel sortilège m’as-tu emprisonné ? Elle cherche à reculer un dénouement qui l’effraie.
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Sans cesser de jouer j’effleure de la joue, la volute toute proche.
L’instrument tressaille, se fait plus lourd, je perçois une vigueur qui n’est pas mienne, une attraction subtile m’envahit qui vient de l’archet, les cordes s’enroulent comme les vrilles de la vigne autour de mes doigts. Jouer, jouer sans hésiter, ne pas rompre le fil de la mélodie.
Nous attaquons le dernier mouvement, un cœur sourd bat entre mes bras, le bois a des matités de chair à travers le vernis qui s’efface peu à peu. Ce parfum qui m’envahit… Aurore !
Transmutation
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SOL
SOLEÁ
(À PACO DE LUCIA)
Tendues entre chevilles et chevalet, les cordes de la guitare, attendent immobiles au ras du bois fauve.
. L’instrument avait un son superbe.
Et ce son s’étiole peu à peu.
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— Tu trouveras… avait prédit Jacques en apprenant l’étrange mal dont souffrait la Muette. Il avait ajouté, avec un drôle de sourire : “elle est une créature du Sud, va donc là bas.”
Le Sud ! la source, l’ultime espoir dont Gaël retardait l’échéance de peur d’un échec. Une frayeur sourde hantait aussi Gaël, la crainte d’une malédiction tapie dans la Muette et guettant l’heure de se révéler.
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— A ver ! Une jeune femme s’en saisit, égrène quelques accords et s’arrête troublée. Elle tend la muette à son voisin qui à son tour…. elle passe de main en main, s’égare près des foudres de jerez, frôle les jambons et les chapelets de piments dans des murmures interrogatifs mais personne ne s’en saisit vraiment pour la faire chanter ; Gaël désespéré les observe ; ils perçoivent en elle ces étrangetés dont il cherche en vain la cause.
— Anda tu ! Tocas algo.
L’homme à qui l’on s’adresse est perdu dans un rêve : cheveux longs, regard ouvert sur ailleurs… l’homme tressaille, tire une bouffée de sa cigarette et l’écrase. Ses doigts pianotent dans le vide, avant de se saisir de la Muette et de jouer…. en silence ; étrange scène, où la main gauche danse un ballet sur le manche tandis que la main droite déchaînée gratte, arpège les cordes sans qu’aucun son ne sorte de l’instrument. — Esta no es para mi.
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Dans un coin, un homme est assis, tête basse, oublié dans l’indifférence générale et pourtant habité d’une tension insupportable que Gaël ressent jusqu’à la douleur.
. C’est Luc qui ouvre l’étui de la guitare, se saisit du diable et le tend à l’inconnu.
L’homme n’a pas bougé, le regard et l’esprit au loin, il paraît sous l’emprise de quelque philtre étranger aux boissons qui emplissent les verres
Gaël ne sent plus la fatigue… et d’un coup la Muette lui échappe, elle a disparu dans l’ombre épaisse des barriques d’amontillado ; l’inconnu a fini par la saisir…., il accorde la Muette et d’un coup d’un seul, la tête tout contre la table il lui arrache un accord sauvage qui rend la salle muette car elle vient de retrouver sa voix et impose le silence aux autres.
Commence alors un chant de fièvre totale. Soléa, le sang de la terre, le cri de solitude, l’impossible rythme. Un silence religieux s’est abattu sur la bodega. La guitare est superbe. Bulerias… elle raconte une histoire violente en sonorités chaudes, en fureurs domptées qui arrachent des larmes. Le duende ! Il est là dans le fond de la bodega, aux confins de cette Andalousie où viennent mourir les vagues des collines chargées d’oliviers et d’orangers.
La Muette retrouve son âme. Le gitan écoute, le visage grave, les sons qui jaillissent entre ses doigts. Il sourit,
“se habia muerto… elle était morte de langueur d’avoir perdu son gitan, arrachée d’Espagne, condamnée à l’exil elle s’était éteinte”. Le cantaor parvenu près du couple assiste à l’étreinte et cadence la solea de brefs claquements de mains. Peu à peu l’inspiration anime sa voix.…..
LA
WASSERKLAVIER
(À FRANÇOISE THINAT Fondatrice du Concours International de Piano d’Orléans)
Une équipe de techniciens patrouille, comme chaque nuit, dans les sous-sols du Grand Auditorium ; les voix résonnent sous les voûtes suintantes des anciennes galeries de mines consolidées et en partie comblées avant la construction des fondations du nouvel édifice.
Arnaud arrête sa torche sur une tache blanchâtre qui scintille un instant. Du salpêtre ? D’un index méfiant, Arnaud prélève un échantillon, le goûte et perplexe, examine la tache de plus près.
— C’est quoi ? demande Etienne intrigué.
Arnaud crache : “on dirait du sel”.
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— Sextuor, point final et “Wasserklavier”. Je veux conserver ce nom, je ne sais pourquoi.
Il ment : enfant, il regardait longtemps les fontaines
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Les répétitions se succèdent à un rythme endiablé, Ils se laissent porter par l’œuvre. Le sextuor se fait plus fluide, les mouvements s’enchaînent évoquant tous les états de cette eau omniprésente : on croit entendre les crépitements de la pluie sur un sol asséché, l’onde furieuse d’un torrent, la paresse des pluies tropicales, les rugissements d’une mer déchaînée, la langueur des vaguelettes prisonnières de lagons d’outremer, le babil de fontaines chantant la nuit dans des patios endormis..
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» Je vous assure monsieur le Conservateur que nous n’avons pas des visions. La tache ne cesse de s’étendre. A présent elle a plusieurs mètres carrés.”
Le Conservateur lève les yeux au ciel.
— Je vous répète que l’architecte a effectué tous les sondages et les vérifications nécessaires. Il s’agit simplement d’une colonie de moisissures. Je suis descendu avec lui. Il m’a affirmé que votre inquiétude ne repose sur aucun fondement et m’a prié de classer l’affaire.
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Le psy hoche la tête en silence.. A présent ils prétendent que cette tache les poursuit jusque dans leurs rêves et qu’ils éprouvent un irrésistible besoin de la fuir. Devant ce phénomène les bases de l’analyse fondent comme neige au soleil. Il y a là matière à inquiétude.
Le psy prend congé de ses deux visiteurs.
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Un coup d’archet de Ludwig fait naître des sons d’une profondeur inhabituelle, comme s’il en appelait aux forces obscures de l’eau, une note soutenue venue des abîmes fait vibrer les autres instruments ; tout en poursuivant sans une hésitation ce rituel aquatique, William adresse un regard inquiet à Ludwig.
“Jouer, ne pas interrompre cette danse fluide qui emporte l’adhésion de l’auditoire”
Mais… il y a au sein du sextuor comme une sourde inquiétude, la perception d’une force qui se ramasse pour mieux bondir. Une eau inconnue dont ils auraient libéré la puissance.
Dans la salle, Arnaud sent son siège tanguer, ce doit être le réalisme de cette œuvre déroutante.. Un pressentiment le hante : quelque phénomène imprévisible s’est déclenché dans le sous sol.
Wasserklavier. La musique de William a réveillé des forces inconnues
— Il se passe quelque chose en bas !
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