Pierre Debrade

LA HERSE 2  La citadelle du Fhaz

Chapitre 1

Il faut plonger de cette corniche dominant le
grondement trouble de la ville. Plonger, tomber,
étendre les bras pour s’imaginer des ailes, avant
de s’écraser sur le pavé. La chute donc. Mais
juste avant ce saut -jamais il n’osera- voilà que
lui apparaît une issue, un écho à ce texte qui l’a
si souvent troublé.
Trois objets forment un triangle : le sommet est
sur ses genoux, l’Aphrodite de Pierre Louÿs, à
droite sur un guéridon, un enregistrement, et en face,
l’écran éteint de la télévision. Trois langages
échelonnés dans le temps : l’écriture, le son, l’image.
Il faut détruire ce triangle qui l’emprisonne ; en
supprimant un sommet, les deux autres deviendront
les bouts d’une ligne. Un fil d’équilibriste.
La liberté ?
Préface d’Aphrodite :
“…Hélas ! Le monde moderne succombe sous
un envahissement de laideur. Les civilisations
remontent vers le Nord, entrent dans la brume,
dans le froid, dans la boue. Quelle nuit !
Un peuple vêtu de noir circule dans des rues infectes.
A quoi pense-t-il ? On ne sait plus ; mais nos
vingt-cinq ans frissonnent d’être exilés chez des
vieillards… qu’il leur soit permis d’oublier dix-huit
siècles barbares, hypocrites et laids, de remonter
de la mare à la source…” 

 Il referme le livre, avec sa lumière sur les corps
souples des courtisanes antiques. Une quête de
la beauté.
Etienne prend la cassette trouvée dans sa boîte
à lettres. Il s’y trouve comme une suite étrange à
ce texte. Un sésame. Il écoute cette voix oubliée,
pourtant familière qui parle sur un murmure de
vagues et de cris d’oiseaux. Un message énigmatique,
curieux mélange de tension et de sérénité :
“… 265è jour de mon observation.
“La citadelle est calme, une lumière de miel
baigne ma chambre, la fenêtre ouvre un rectangle
bleu et or sur les rives du delta. Torrides sont les
jours et brûlantes les nuits du Fhaz. Très loin,
autrefois, une forteresse sombra sans avoir été
conquise. Elle s’appelait Deglène. Et Deglène
avait ici son double miroitant.
Le phénomène que nous avons provoqué nous
échappe. La menace grandit de jour en jour. Le
Pouvoir ne peut tolérer longtemps cette situation ;
tôt ou tard il va arraisonner notre vaisseau. Le
choc sera rude, mais s’il gagne la partie, il l’aura
dans l’instant, perdue. Vick, une piste oubliée te
mènera jusqu’à nous.”